Espérance de vie en France, depuis 1950. Source : Insee
Mais, dans ce paysage reluisant de la santé publique, se véhicule un ensemble de messages qui semblent plus relever d’un suivisme de groupe que de véritables préoccupations de santé individuelle. Comment expliquer, par exemple, que la consommation de psychotropes ait explosé depuis quelques années, hissant la France à la première place dans la consommation de ce type de médicaments ? Mais « ce n'est pas seulement en matière d'anxiolytiques et d'hypnotiques que nous remportons la palme d'or, c'est aussi dans l'ensemble des autres disciplines : les antidépresseurs (médaille d'or), les neuroleptiques (médaille d'argent), les antalgiques (médaille d'argent) et surtout la catégorie Tous médicaments confondus (médaille d'or). Aux Jeux olympiques de la prescription, nous sommes vraiment les meilleurs (cf. figure). […] Aucune interprétation socio-culturodémographique, on le sait, n'est capable d'apporter une explication satisfaisante à ce fait étonnant : les médecins français prescrivent beaucoup et renouvellent beaucoup plus que leurs collègues étrangers. À cette évidence, les confrères répondent généralement qu'ils ne font que répondre à une attente et à une demande particulièrement pressantes de leurs patients.1 »
Estimation du nombre de médicaments prescrits par consultation, pour rhino-pharyngites aiguës en 1997.2
En matière de médicaments psychotropes, une enquête de l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies3 a montré que 25% des femmes et 14% des hommes avaient consommé tranquillisants, somnifères ou antidépresseurs pendant l’année qui a précédé l’étude. Plus étonnant est le nombre relativement élevé d’enfants qui ont déjà utilisé des psychotropes : plus de 30% des filles (contre 12% des garçons) de 17 ans en ont déjà consommé au cours de leur enfance (la plupart du temps sur prescription d’un médecin) !
La prescription médicale ne relève donc pas exclusivement de considérations objectives, visant à répondre à un besoin médical précis et clairement identifié. Pressions des patients (comme dans le cas des antibiotiques notamment, cf. figure), accord des médecins et contexte économique (avec le pouvoir des groupes pharmaceutiques) tendent à asseoir des comportements sociaux suivis par beaucoup d’entre nous.
Estimation du pourcentage de prescriptions d’antibiotiques pour rhino-pharyngites aiguës en 1997, chez les enfants de moins de 7 ans.4
Notre dépendance vis-à-vis des médecins nous amène naturellement à souscrire aux règles et conseils promulgués par ceux qui ont en charge notre santé. Considérés comme des experts, les membres du corps médical au sens large (médecins, pharmaciens, …) apparaissent comme des leaders d’opinion sur la question de notre bien-être, influençant nos décisions et limitant fortement notre « créativité » et notre libre-arbitre dans ce domaine. Les soins dentaires en sont une illustration, tant cette spécialité médicale a réussi à imposer des comportements à la grande majorité d’entre nous.
Dans beaucoup de cabinets dentaires, par exemple, le patient n’a pas d’autres choix que de s’allonger directement sur la chaise d’opération, sans avoir eu le temps d’exposer la raison de sa visite. Ce n’est qu’une fois allongé dans une position d’infériorité manifeste que le dentiste consent à écouter ses revendications. Il peut même arriver qu’il commence par entreprendre un détartrage dentaire, même si le patient ne vient pas du tout pour cela. Pour tous les dentistes, il est évident qu’il faut absolument faire des visites régulières pour contrôler l’état de sa dentition. L’Union Française pour la Santé Bucco-Dentaire explique ainsi que « l'idéal est de consulter régulièrement son dentiste, tous les six mois environ, pour un contrôle, un bilan, des soins préventifs. […] Un suivi personnalisé de qualité se met en place le plus tôt possible. Prenez rendez-vous pour votre enfant vers l'âge de 18 mois.5 » Selon un sondage réalisé en 20046, 97% des Français considèrent qu’il faut consulter son dentiste régulièrement, soit à dates fixes, soit de temps en temps pour vérifier que tout va bien. 61% des personnes interrogées ont ainsi vu leur dentiste depuis moins d’un an à la date de l’enquête. Il semblerait donc que nous, simples citoyens, ne soyons pas en mesure de savoir si nous avons un problème aux dents ou non. Ainsi, le même sondage indique que près de 60% des visites n’étaient pas liées à un problème particulier mais se traduisait seulement par un contrôle, et dans près d’un cas sur trois, par un détartrage. Le milieu médical dentaire a ainsi fait passer le message de son importance dans la santé individuelle : 78% des Français, selon le même sondage, pensent qu’il faut consulter son dentiste aussi souvent que son médecin généraliste et, pour 66% d’entre nous, le dentiste est d’ailleurs considéré comme un médecin généraliste.
La prévention des problèmes dentaires passe aussi par des comportements individuels « corrects », du point de vue des professionnels de la santé bucco-dentaire : « Pour préserver la santé de nos dents, il faut se brosser les dents trois fois par jour, 3 minutes de brossage à chaque fois.7 » Cette vérité est relayée par tous les professionnels de la santé mais aussi par les revues spécialisées, les sites Internet d’information médicale et évidemment les entreprises du secteur qui vendent brosses à dent, dentifrices et autres produits spécialisés. Les intérêts de ces derniers se confondent d’ailleurs avec ceux des médecins, les amenant à réaliser des actions d’information communes, pour notre bien… ou peut-être le leur : « Leader mondial dans le domaine des brosses à dents et des dentifrices, Colgate s'investit chaque jour pour que petits et grands conservent des dents et gencives saines. Son expertise dans le domaine de la santé bucco-dentaire l'a naturellement conduit à s'associer à l'UFSBD dans le cadre d'actions de prévention telles que "Le Mois pour la Santé de vos Dents".8 » Cette campagne de prévention a permis effectivement de faire baisser le nombre de caries dans la population, mais ce résultat passe-t-il nécessairement par une uniformisation des comportements : visites annuelles chez le dentiste avec détartrage quasi-systématique des dents, brossage des dents trois fois par jour et pendant trois minutes, utilisation de fil dentaire, mise en place d’appareils dès le plus jeune âge pour aligner la dentition au millimètre près, blanchiment des dents, … ? Ne sommes-nous pas soumis à un diktat médical de plus en plus oppressant, transformant toute différence physique en une anomalie nécessitant un suivi médical ? Au-delà d’une hygiène nécessaire (se brosser les dents aussi naturellement que se laver les mains, par exemple9), hygiène que les pouvoirs publics ont effectivement vocation à encourager pour un meilleur développement de la société, faut-il tendre vers un ensemble de comportements, en matière de santé publique, qui se normaliserait autour d’une règle imposée par des acteurs publics et privés dont les intérêts ne sont pas toujours ceux de la collectivité ?
Aujourd’hui, émettre un avis contraire aux recommandations du corps médical (ne pas emmener ses enfants systématiquement chez le médecin de famille et chez le dentiste par exemple) devient un acte socialement inacceptable, soumis à l’opprobre de ses proches. S’opposer au corps médical a toujours été un combat difficile et long. La lutte pour faire reconnaître le droit à prendre en compte la douleur des patients n’est ainsi toujours pas totalement gagnée, nombre de médecins sous-estimant encore la douleur de leurs patients10. Heureusement, dans ce domaine, de nombreux pas ont été faits, notamment dans la prise en compte de la douleur de l’enfant et du nourrisson : une étude comparative réalisée en 1988 et en 1995 auprès d’anesthésistes anglais et irlandais11 a montré que si quasi tous les médecins considéraient en 1995 que les enfants perçoivent la douleur, quel que soit leur âge, en 1988, 13% des anesthésistes estimaient encore que les nouveau-nés étaient insensibles à la douleur (et 23% ne se prononçaient pas). Plus significatif : pour des petites opérations chirurgicales, 27% seulement des anesthésistes mettaient en œuvre une anesthésie locale en 1988 contre 99% en 1995 !
Le corps médical forme ainsi un groupe social soutenu par des intérêts publics et privés puissants (notamment les laboratoires pharmaceutiques). Au sein ou en marge de ce groupe apparaissent des « communautés de pratiques », regroupant médecins, industrie pharmaceutique et patients autour de croyances spécifiques sur tel ou tel type de médicaments ou de thérapies. L’homéopathie est un exemple typique de la construction d’un groupe social basée sur une démarche médicamenteuse qui n’a jamais été scientifiquement validée ni véritablement infirmée, mais qui fédère ses adeptes convaincus du bien-fondé des solutions homéopathiques. Mais d’autres approches thérapeutiques rassemblent des communautés au sein de l’espace médical : psychanalyse, oligothérapie, phytothérapie, lithothérapie, acupuncture, etc.
Parfaitement conscient de la dépendance de la société vis-à-vis de lui, le corps médical en général entretient l’effet de groupe qui se manifeste autour de lui, fidélisant au maximum les patients. Les médecins préfèrent souvent travailler plus (souvent plus de 50h/semaine) pour garder leur maîtrise des patients plutôt que de faire diminuer le nombre de consultations ou de partager leurs horaires avec d’autres professionnels de santé. En outre, la densité de médecins n’est pas du tout égale sur tout le territoire avec des maximums sur Paris et le sud de la France, répartition laissée totalement à la responsabilité du corps médical. Dans certains départements, une visite chez un spécialiste peut ainsi s’avérer être une démarche hasardeuse avec souvent des mois d’attentes pour obtenir un rendez-vous.
Nombre moyen de consultations pour rhino-pharyngites (pour 1000 habitants) en 199712
Ce système de dépendance des patients vis-à-vis du corps médical est soutenu par les pouvoirs publics qui ont la maîtrise de la formation des médecins, via le système du numerus clausus qui fixe le nombre de médecins qui sortiront chaque année de la formation. Les patients aussi entrent dans ce jeu de dépendance, lorsque aller chez son médecin relève souvent plus de la visite de courtoisie ou d’une simple demande d’écoute que d’une véritable recherche de soins.
La médecine, par son corps médical et son industrie pharmaceutique, a résolument étendu son emprise au-delà des seuls soins thérapeutiques pour répondre à une attente sociale forte de recherche d’un meilleur confort de vie. Le vingtième siècle a vu émerger un mouvement généralisé de libération des corps qui promeut une maîtrise de son corps pour un bien-être absolu. Les nouvelles connaissances sur le fonctionnement du corps humain ont permis des avancées majeures dans cette quête de la vie sans contraintes physiques, notamment pour les femmes dans le contrôle de leur sexualité avec l’arrivée de la pilule contraceptive. Les technologies actuelles permettent ainsi de quasi supprimer les saignements menstruels via une diffusion continue d’hormones (pilules, stérilets, …). Mais ce progrès indéniable pour des millions de femmes n’est maintenant qu’un élément dans la recherche d’une maîtrise du corps. Quête du poids idéal, limitations des effets de la vieillesse (ménopause), amélioration de l’activité sexuelle, réductions des rides, remodelage de certaines parties du corps par chirurgie esthétique, dentition de stars, programmation des accouchements via des césariennes choisies, régulation des enfants turbulents par distribution de psychotropes sont autant de nouvelles attentes de la part de nos sociétés occidentales. Cette demande sociale pose alors la question de sa prise en charge par l’ensemble de la société. Est-ce au corps médical et à l’industrie pharmaceutique de répondre à cette attente, avec le risque de la traduire en un panel de maladies et de traitements médicamenteux associés ? Déjà, de nombreux laboratoires pharmaceutiques ont pris positions sur ce créneau de la « para-santé », en vantant leurs pilules pour répondre à chaque demande sociale de bien-être, traduites sous forme de maladies ou syndromes13 : psychotropes pour les enfants dès le plus jeune âge, oestrogènes pour les femmes dès 45 ans (avec des risques maintenant connus de développement de cancers du sein), testostérones pour les hommes murs, etc.
En outre, dès lors que la demande sociale en faveur d’un meilleur contrôle de son corps se développe et que des réponses médicales ou paramédicales sont proposées, est-il légitime que cette démarche soit soutenue par l’ensemble de la population via une prise en charge par les caisses d’assurance maladie et donc par la solidarité nationale ? Où se situe la limite entre réponse de la société à des problèmes médicaux et prise en charge collective de demandes individuelles d’amélioration de sa condition physique ? La question d’une médecine de confort se pose ainsi de plus en plus explicitement quand les dépenses de santé s’envolent et que le déficit des caisses d’assurance maladie se creuse d’années en années (13,2 milliards d’euros en 2004). Le choix récurrent des gouvernements français de réduire ou supprimer le remboursement d’un certain nombre de médicaments dont les effets thérapeutiques ne sont pas avérés est un indice de cette nouvelle problématique dans la gestion de la santé publique : « Ce n'est pas parce que l'on se sent mieux avec qu'ils doivent être remboursés. Le mieux-être ne doit pas être pris en charge par la solidarité nationale.14 »
L’attitude concernant la recherche du bien-être conjugue donc à la fois une décision collective de l’ensemble de la société pilotée (manipulée ?) par un secteur médical tout puissant et une responsabilité individuelle de chacun de nous dans notre appréhension de la santé et notre faculté à lutter contre une normalisation sociale des comportements. Somme toute, il nous appartient de garder un esprit critique sur nos pratiques individuelles de santé, pratiques largement influencées par un discours consensuel qui évolue plus par des pressions de lobbies médicaux et pharmaceutiques que par une véritable démarche raisonnée.
1 Patrick Lemoine. Médicaments psychotropes : le big deal ? Revue toxibase n° 1 - mars 2001.
2 Source : Etude de la prescription et de la consommation des antibiotiques en ambulatoire. Observatoire National des Prescriptions et Consommations des Médicaments - Mai 1998.
3 Enquête 2002-2003, OFDT. Disponible sur le site www.ofdt.fr
4 Source : Etude de la prescription et de la consommation des antibiotiques en ambulatoire. Observatoire National des Prescriptions et Consommations des Médicaments - Mai 1998.
5 Extrait du site Internet de l’« Union Française pour la Santé Bucco-Dentaire » : www.ufsbd.fr
6 Sondage TNS-SOFRES, septembre 2004.
7 Extrait du site Internet du journal « Santé Magazine » : www.santemagazine.fr
8 Extrait du site Internet de Colgate : ohm.colgate.fr
9 Un sondage réalisé en 1999 par l’IFOP indiquait que seulement 59% des hommes se lavaient les dents au moins deux fois par jour.
10 Marquié, L., Raufaste, E., Lauque, D., Marine, C., Ecoiffier, M. & Sorum, P. (2003). Pain rating by patients and physicians : evidence of systematic pain miscalibration. Pain, 102.
11 Lima, J. de, Lloyd-Thomas, A.R., Howard, R.F., Sumner, E. & Quinn, T.M. (1996). Infant and neonatal pain: anaesthetists' perceptions and prescribing patterns. British Medical Journal.
12 Source : Etude de la prescription et de la consommation des antibiotiques en ambulatoire. Observatoire National des Prescriptions et Consommations des Médicaments - Mai 1998
13 Blech, J. (2005). Les inventeurs de maladie, manœuvres et manipulations de l’industrie pharmaceutique. Actes Sud.
14 Interview du Professeur Laurent Degos, Président de la Haute Autorité de Santé. Publié dans le journal Libération, le 16 septembre 2005.