Depuis 2003, l'association Ethic (Entreprises de taille Humaine Indépendantes et de Croissance) organise la fête de l'entreprise avec un slogan : « j'aime ma boite » (www.jaimemaboite.com). Cette fête « a pour objectif de célébrer le rôle structurant de l’entreprise dans la vie quotidienne des salariés » selon l'association.
Pourquoi pas ?
La participation au monde du travail, structurant la vie salariés, devrait ainsi se traduire, dans chaque entreprise, à une adhésion à la « culture » de l’entreprise, regroupant l’ensemble des règles et valeurs normalement partagées par tous les salariés transformés par l’occasion en « collaborateurs ». Dans un sondage réalisé en 2003, un panel de Directeurs des Ressources Humaines jugeait ainsi que la principale condition pour le succès de l'intégration professionnelle est de savoir s'intégrer à la culture de l'entreprise (point cité par 70% des DRH), bien avant la maîtrise des process et de l’organisation du travail (53%).
Adopter la culture de l’entreprise demande à chaque individu d’adapter sa personnalité aux contraintes du fonctionnement de la société. Il ne s’agit plus alors pour la direction d’imposer autoritairement les règles de l’entreprise mais de les faire adopter « volontairement » par chaque employé. Ce changement de paradigme se transcrit dans la vie professionnelle par la mise en place de séminaires de groupe ou de stages collectifs pour transmettre la culture de l’entreprise et renforcer la cohésion du groupe. Il se traduit aussi par des séances de coaching, visant à encadrer le développement personnel de l’individu pour l’amener à mieux se fondre dans l’entreprise. Conformément aux résultats de la recherche en psychologie sociale, accompagner les employés vers une adhésion « librement » choisie (« Et si le changement vous appartenait ? », cf. figure ci-dessous) à la culture de l’entreprise permet de renforcer cet engagement individuel et de garantir une meilleure cohésion de l’ensemble du groupe. Dans cette perspective, comment ne pas s’interroger sur la probité des méthodes de coaching : « Y’a-t-il plus de démocratie dans les nouvelles méthodes de management et dans le développement personnel qui tendent à se répandre ou y’a-t-il seulement plus de sentiment de liberté ? Les nouvelles méthodes sont peut-être plus douces, mais sans doute beaucoup plus dangereuses pour la liberté individuelle que les anciennes méthodes coercitives. »
Dans ce modèle de management des entreprises, l’individu est donc poussé à toujours mieux s’adapter à son milieu professionnel, à fondre son identité dans la culture de l’entreprise, sous peine d’être exclu du groupe social des collaborateurs d’aujourd’hui et de demain. Les pratiques d’accompagnement individuel proposent à chaque individu une démarche réflexive destinée à mieux se comprendre soi-même et à faire évoluer sa personnalité pour être plus efficace au sein de son entreprise. On retrouve cette ambivalence dans toutes les techniques de développement personnel, la recherche du bien-être personnel étant sous-tendue par une recherche d’une meilleure efficacité au travail. L’auto-analyse se réalise en suivant une procédure qui n’est absolument pas neutre et qui amène l’individu à se positionner non pas par rapport à un soi absolu, un inaccessible idéal de personnalité mais bien par rapport à un modèle d’acteur performant de l’entreprise : « La théorie sur laquelle on s’appuie dans la pratique réflexive produit des effets de pouvoir et de transformation de l’individu. D’abord, le langage de l’intériorité utilisé préstructure la pensée sur soi, et donc la réalité du soi. Nous expliquons notre personnalité, nos comportements et nos conduites à partir d’une grille d’interprétation fournie par cette théorie. De plus ce processus de dévoilement de soi n’est pas gratuit, il sert un processus d’amélioration de soi. Aussi, la théorie de l’intériorité sur laquelle on s’appuie ne fournit pas simplement une grille de lecture pour se comprendre, elle véhicule aussi des informations et des normes sur le résultat attendu du travail sur soi. Elle désigne ce qui est souhaitable en termes de rapport à soi et à autrui. »
Telles des pratiques sectaires, l’individu se trouve plongé dans un processus d’endoctrinement « volontaire » encadré par des managers devenus des « coachs », par des pratiques de management utilisant des techniques de manipulation psychologiques et par une organisation qui place en avant des valeurs et des règles qui fédèrent les individus : « La régulation ne doit donc plus passer par le contrôle, mais par la référence à une même idée de l’entreprise et de son métier. Cette idée, c’est ce qu’il est convenu d’appeler la "vision" de l’entreprise. Plus qu’un projet stratégique, c’est une noble vocation, susceptible de fédérer les volontés et les imaginaires, assortie d’une ambition stimulante et de valeurs morales élevées. La vision se doit d’être grande, noble et intemporelle pour capter le désir d’idéal des membres de l’organisation, pour les fédérer autour d’un même imaginaire, pour galvaniser les énergies autour d’un sens partagé. »
L’intégration dans une entreprise peut alors se comparer à un véritable processus d’identification à une organisation affirmant faire le bonheur de chaque membre via un développement personnel accompagné et soutenu. Plongé dans ce monde de l’entreprise, l’individu devient adepte d’une vision, d’un groupe social qui se consolide avec le soutien de chacun. Pour trouver sa place, il convient de s’approprier les règles et les croyances du groupe et ainsi de participer à son développement. Ceux qui ne peuvent (ou ne veulent) suivre cette identification à la vision de l’entreprise se voient alors exclus de l’organisation : « On peut se demander dans quelle mesure ces pratiques managériales fondées sur le savoir-être ne participent pas d’un mouvement de dichotomisation de la société : il y aurait ceux qui auraient le potentiel (issu du capital culturel et symbolique) pour adopter le modèle comportemental de l’homme managérial, et les autres, voués à des positions subalternes, voire à l’exclusion. »
Dans la « charte des droits de l’entrepreneur » proposé par l'association Ethic sur son site (www.ethic.fr), on peut lire, dans l'article 7 : « L’entrepreneur sera libre de recruter ou de se séparer d’un collaborateur pour assurer la bonne marche, le développement et la pérennité de l’entreprise. »
Aimer sa boite... mais la boite se réserve la « liberté » de ne pas aimer ses employés !